Montaigne

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AU LECTEUR

 C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc; de Montaigne, ce premier de mars mil cinq cent quatre-vingt.

 

CHAPITRE PREMIER

 

PAR DIVERS MOYENS

ON ARRIVE

A PAREILLE FIN

 

La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a offensés, lorsque, ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur merci, c’est de les émouvoir par soumission à commisération et à pitié. Toutefois, la braverie et la constance, moyens tout contraires, ont quelquefois servi à ce même effet. Édouard’, prince de Galles, celui qui régenta si longtemps notre Guyenne, personnage duquel le conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur, ayant été bien fort offensé par les Limousins, et prenant leur ville par force, ne put être arrêté par les cris du peuple et des femmes et enfants abandonnés à la boucherie, lui criant merci, et se jetant à ses pieds, jusqu’à ce que passant toujours outre dans la ville, il perçut trois gentilshommes français. qui d’une hardiesse incroyable soutenaient seuls l’effort de son armée victorieuse. La considération et le respect d’une si notable vertu reboucha premièrement la pointe de sa colère; et commença par ces trois, à faire miséricorde à tous les autres habitants de la ville. Scanderbeg, prince de l’Épire, suivant un soldat des siens pour le tuer, et ce soldat ayant essaye, par toute espèce d’humilité et de supplication, de l’apaiser, se résolut à toute extrémité de l’attendre, l’épée au poing. Cette sienne résolution arrêta sus bout la furie de son maître, qui, pour lui avoir vu prendre un si honorable parti, le reçut en grâce. Cet exemple pourra souffrir autre interprétation de ceux qui n’auront lu la prodigieuse force et vaillance de ce prince-là. L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelph, Duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrît, que de permettre seulement aux gentilles femmes qui étaient assiégées avec le duc, de sortir, leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles. Elles, d’un cœur magnanime, s’avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc même. L’empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale, qu’il avait portée contre ce duc, et dès lors en avant le traita humainement, lui et les siens. L’un et l’autre de ces deux moyens m’emporterait aisément. Car j’ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et la mansuétude. Tant y a, qu’à mon avis, je serais pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu’à l’estimation si est la pitié, passion vicieuse aux Stoïques ils veulent qu’on secoure les affligés, mais non pas qu’on fléchisse et compatisse avec eux. Or ces exemples me semblent plus à propos: d’autant qu’on voit ces âmes assaillies et essayées par ces deux moyens, en soutenir l’un sans s’ébranler, et courber sous l’autre. Il se peut dire, que de rompre son cœur à la commisération, c’est l’effet de la facilité, débonnaireté et mollesse, d’où il advient que les natures plus faibles,

comme celles des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus sujettes; mais ayant eu à dédain les larmes et les prières, de se rendre à la seule révérence de la sainte image de la vertu, que c’est l’effet d’une âme forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur mâle et obstinée. Toutefois ès âmes moins généreuses, l’étonnement et l’admiration peuvent faire naître un pareil effet. Témoin le peuple thébain, lequel ayant mis en justice d’accusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avait été prescrit et pré ordonné, absolu à toutes peines Pélopidas, qui pliait sous le faix de telles objections et n’employait à se garantir que requêtes et supplications; et, au contraire, Épaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par lui faites, et à les reprocher au peuple, d’une façon fière et arrogante, il n’eut pas le coeur de prendre

seulement les balotesa en main; et se départit b l’assemblée, louant grandement la hautesse du courage de ce personnage. Denys l’ancien, après des longueurs et difficultés extrêmes, ayant pris la ville de Regium et en icelle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinément défendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dit premièrement comment, le jour avant, il avait fait noyer son fils et tous ceux de sa parenté. A quoi Phyton répondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que lui. Après, il le fit dépouiller et saisir à des bourreaux et le traîner par la ville en le fouettant très ignominieusement et cruellement, et en outre le chargeant de félonnes paroles et contumélieuses. Mais il eut le courage toujours constant, sans se perdre; et, d’un visage ferme, allait au contraire ramentevant à haute voix l’honorable et glorieuse cause

de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son pays entre les mains d’un tyran; le menaçant d’une prochaine punition des dieux. Denys, lisant dans les yeux de la commune de son armée qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mépris de leur chef et de son triomphe, elle allait s’amollissant par l’étonnement d’une si rare vertu et marchandait de se mutiner, étant à même d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergents, fit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en lamer.